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5 mai 2013 7 05 /05 /mai /2013 17:45

le 27 Juin 1997

Le voyage au bout de la peur

Dominique Sigaud, avant de se faire remarquer l'an passé pour son premier roman, avait publié «la Fracture algérienne» (Calman-Lévy) en 1991. Son troisième livre, «la Vie, là-bas, comme le cours de l'oued» (Gallimard, 144 pages, 90 francs), montre que l'interrogation initiale sur l'Algérie ne s'est pas interrompue. Mais aussi que le passage par le roman n'est pas resté sans effets sur l'écriture: c'est en effet avec les moyens de la littérature que l'auteur propose la remarquable relation d'un récent voyage en Algérie. Avec au bout, l'un de ces livres qui marquent durablement.<br><br>

 

 

LORS de la rentrée littéraire de septembre 1996, au milieu du gros bataillon hétéroclite des premiers romans lancés sur le marché, «l'Hypothèse du désert», de la journaliste Dominique Sigaud, se distinguait du tout-venant comme un texte déjà remarquable de maîtrise, ouvrant sur une réelle profondeur de sens. Tout récemment, le même auteur vient de faire paraître un autre titre, «la Vie, là-bas, comme le cours de l'oued», qui se situe quelque part entre le reportage et le récit, et qui surtout confirme qu'on se trouve là devant une authentique personnalité d'écrivain. L'oeuvre se présente tout en finesse et en sobriété, sans recherche de pathos, pour cependant dire le pire: la mort et le chaos dans l'Algérie d'aujourd'hui.

Le personnage central, tout du long évoqué à la troisième personne du singulier - pour des raisons qui relèvent sans doute de la nécessité d'un travail sur soi, après la violence de ce qui a été vécu -, est une journaliste française partie enquêter en Algérie à l'automne 1995. Un autre séjour avait précédé, six mois auparavant, qui faisait lui-même suite à une visite effectuée en 1991. Celle qui embarque, un après-midi de la fin octobre, à Lyon-Satolas sur un vol d'Air Algérie, ne part donc pas avec le regard de la néophyte. Il est même clair qu'elle connaît parfaitement la dimension, les enjeux et les risques pour elle-même du drame dans lequel elle s'apprête à replonger («Algérie, destination la plus lointaine, radicale»). Elle sait aussi l'importance que peut revêtir sa présence là-bas, autant pour témoigner de la barbarie à l'oeuvre que pour donner à percevoir l'importance cruciale, et la complexité, de ce qui s'y joue.

Neuf chapitres relatent ce parcours éprouvant, au moral comme au physique, qui atteint souvent l'insoutenable. Chacun suivi d'une page intitulée «la Peur», qui va de la simple définition du mot, telle que le dictionnaire la fournit, à de rapides séquences de monologues intérieurs qui en font apparaître les effets dans la langue au quotidien. Car l'ambition du livre ne se limite pas seulement à porter témoignage: il s'agit parallèlement d'identifier ce qui affecte le subjectif et l'intime, afin d'en déceler les commotions et les altérations irrémédiables. En cela, Dominique Sigaud s'inscrit dans un projet de nature littéraire. Ce que confirme sa façon de tenir le récit: éloignée du naturalisme, méfiante face aux complaisances de la description. Allant plutôt vers l'ellipse et la suggestion qui enclenchent la réflexion. Et retenant, des êtres rencontrés par son personnage, à Alger et ses environs puis en Kabylie, des expressions fugitives du visage, des gestes inconscients, des silences, qui en disent plus long que n'importe quel commentaire sur un certain état de meurtrissure et de défiance généralisée.

On y voit, dès les premiers pas effectués à la sortie de l'aérogare, puis à travers les itinéraires compliqués, toujours changés, les arrêts et les départs inopinés, les rencontres sous protection dans des lieux discrets, surgir un étrange pays dans lequel vie et mort «sont désormais sang mêlé». Avec, d'un côté, ces bâtiments et ces ponts partout détruits, ces services publics démantelés, cette pauvreté galopante. Et, de l'autre, ces florissantes entreprises de construction, ces nouvelles sociétés de transport tenues par des «islamo-terroristes», «guerriers pas fous, sauvegardant la mise et protégeant la rente» et ces militaires s'enrichissant. Comme si, pour les affaires de quelques-uns, le chaos et le sang versé ne constituaient pas forcément un handicap. On y voit également une jeunesse prise en tenaille entre les exactions policières et l'enrégimentement forcé dans les groupes armés intégristes, pour éviter à la famille d'être froidement exécutée avec un atroce luxe d'horreurs. Toutes choses qui ont engendré «un recul de la sagesse, de la raison, du politique».

Tandis que «la fracture sociale est de plus en plus apparente, entre le pain et le lait, la moitié d'une journée d'un maigre salaire disparaît. Les classes populaires sont touchées de plein fouet». L'un des grands mérites de ce livre remarquable de netteté et d'intelligence de la situation, c'est de remonter à la racine des problèmes, puis de faire sentir la puissance du poison qui engourdit les esprits, enfin de montrer les trésors de courage et d'intelligence nécessaires pour se maintenir en vie, communiquer, informer, résister.

Puisque aussi bien l'on est contraint de faire face aux deux aspects d'une même barbarie: celle des groupes armés, rançonnant, pillant, violant, assassinant, transformant l'Algérie en un «pays des cous égorgés»; celle de la répression aveugle, avec son lot d'arbitraire, de provocations, de tortures et de crimes. Entre les deux, au bord du précipice, un peuple tente malgré tout de trouver sa voie. Dominique Sigaud suggère comment, au coeur de cette fournaise, une humanité perdure, avec ses solidarités, sa lucidité, sa soif de réflexion, son désir d'un changement social, qui arrache la masse des pauvres à l'influence des fondamentalistes. En face, elle évoque ces corps décapités, découpés, dépecés, souillés, ces visages brûlés au chalumeau au nom d'Allah, ces jeunes filles enlevées et «fiancées» aux hommes des groupes terroristes.

Un album de photos, rapporté de là-bas par son personnage, en a conservé les traces. Mais il faudra à celle-ci une année entière après son retour, lui-même avancé, tant les récits entendus étaient rapidement devenus terrifiants, pour oser enfin l'ouvrir et en tourner les pages. Ce qu'il contient révulse en effet le corps et l'esprit. Un aliment de choix pour la peur qui l'habitait encore et qui s'est imposée comme l'expérience fondamentale des journées de l'automne 1995. «Dans son corps, une porte claque», indique sobrement l'auteur, en l'une de ces images terribles dont elle possède le secret. Un ébranlement partagé par le lecteur de ce livre impressionnant, simple dans sa composition, mais d'une terrible intensité.


JEAN-CLAUDE LEBRUN

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